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Drame aux chutes du Reichenbach

En 1893, lassé du personnage de Sherlock Holmes, Arthur Conan Doyle ourdit la mort de son détective. Cette préoccupation l’accompagne lors de son voyage en Suisse, où les paysages se révèlent une source d’inspiration quant au moyen de mettre en œuvre cette disparition, qui sera théâtrale et retentissante.

UN MEURTRE PRÉMÉDITÉ

“ C’est réellement un endroit terrifiant. Le torrent, gonflé par la fonte des neiges, plonge dans un immense abîme, duquel la vapeur d’eau remonte en tourbillonnant comme la fumée d’une maison en feu. ”

Arthur Conan Doyle, L’Aventure du Dernier Problème (1893) [5]

“ Je suis au milieu de la dernière histoire de Holmes, après laquelle ce monsieur disparaît pour ne jamais, jamais réapparaître. Je suis fatigué de son nom „ [6] écrit Arthur Conan Doyle à sa mère en avril 1893. Après avoir rédigé deux romans et vingt-trois nouvelles mettant en scène le détective, l’auteur décide de se débarrasser de son encombrant personnage, qui, selon lui, le détourne d’œuvres littéraires plus importantes, notamment ses récits historiques ; l’idée être connu uniquement comme l’auteur de Sherlock Holmes ne le réjouit guère.

Un plan longuement réfléchi

La vie du détective était en sursis depuis l’année précédente, puisque son créateur avait alors déjà songé à le faire disparaître. Holmes avait finalement été sauvé par la mère de Conan Doyle, qui avait su dissuader son fils d’exécuter son projet. Mais ce n’était que partie remise car l’année suivante, le destin du détective fut scellé.

Lors de son séjour en Suisse durant l’été 1893, Arthur Conan Doyle est préoccupé par l’idée de se débarrasser de Holmes. Même si son projet est bien arrêté, il lui reste à déterminer de quelle façon il tuerait sa création. Lors d’une excursion au glacier de Findelen, il confie à son ami Silas Hocking son funeste projet. Bien que surpris par l’annonce de la mort imminente du détective – qui, fait-il remarquer à Conan Doyle, a fait sa fortune – Silas Hocking est prompt à offrir une idée à l’auteur : il lui suggère d’emmener le détective en Suisse et de le précipiter dans une crevasse, moyen tout à la fois radical et permettant de s’affranchir des frais de funérailles.

Une disparition théâtrale

Si Conan Doyle apprécie l’idée, il finit tout de même par lui préférer une autre solution. Dans une interview pour le magazine Tit-Bits, il dira : “ J’étais en Suisse pour donner une conférence à l’époque où je réfléchissais aux détails de l’histoire finale. Je faisais une excursion dans le pays et suis arrivé vers une chute d’eau. J’ai pensé que si un homme voulait une mort théâtrale, c’était un bel endroit romantique pour ce faire. [7]

Les chutes du Reichenbach, dans l’Oberland Bernois, sont ainsi choisies pour constituer le théâtre de l’acte supposé alors final de Sherlock Holmes, son affrontement avec son plus grand adversaire, le professeur Moriarty, dans un ultime face-à-face, qui résultera en la disparition des deux ennemis dans l’abîme. Cette nouvelle, intitulée L’Aventure du Dernier Problème, paraît dans le Strand Magazine en décembre 1893 et semble bien marquer la fin définitive de la carrière du détective. Son forfait accompli, Arthur Conan Doyle consigne dans son journal ces deux simples mots : “ Tué Holmes. 

“ La nouvelle de la mort de Sherlock Holmes a été reçue avec un regret généralisé, et les lecteurs nous ont imploré d’utiliser notre influence sur Monsieur Conan Doyle pour empêcher la réalisation de cette tragédie. Nous pouvons seulement répondre que nous avons plaidé pour sa vie de la façon la plus pressante, sincère et constante. Comme des centaines de nos correspondants, nous avons l’impression d’avoir perdu un vieil ami dont nous n’aurions pas voulu nous séparer.

“The Death of Sherlock Holmes”, Tit-Bits, 06/01/1894 [8]

La mort de Sherlock Holmes (illustration de Sidney Paget)

The Death of Sherlock Holmes”, illustration de Sidney Paget pour L’Aventure du Dernier Problème (Wikimedia Commons)

“ J’ai pensé que si un homme voulait une mort théâtrale, c’était un bel endroit romantique pour ce faire. ”

Arthur Conan Doyle, “A Gaudy Death. Conan Doyle tells the True Story of Sherlock Holmes’s end”, Tit-Bits, 15/12/1900 [7]

Sherlock Holmes (illustration de Raymond Pallier)

Sherlock Holmes dans Le Chien des Baskerville (Raymond Pallier, Le Petit Journal Illustré, 29/01/1922)

Adaptation de l'Aventure du Dernier Problème avec Eille Norwood

Entre les années 1921 et 1923, l’acteur anglais Eille Norwood (1861-1948) a incarné le personnage de Sherlock Holmes dans 45 épisodes et 2 longs-métrages muets réalisés par Stoll Pictures. Ci-dessus, une photographie de l’adaptation de l‘Aventure du dernier problème, datant de 1923, avec Hubert Willis dans le rôle de Watson et Percy Standing dans celui du professeur Moriarty (BCU-Lausanne, IS 4314/1/5/2). Le British Film Institute s’est lancé dans la restauration de l’entier de ces films, un projet qui devrait se terminer en 2023.

L’auteur plaide
la légitime défense

Le docteur Watson n’est alors pas le seul à s’affliger de la perte du détective, qu’il considère, dans un dernier hommage à son ami, comme “ le meilleur et le plus sage des hommes „ (l’Aventure du dernier problème) qu’il ait jamais connus. En effet, le public ayant suivi fidèlement les aventures de Sherlock Holmes dans le Strand Magazine depuis 1891 est sous le choc. Arthur Conan Doyle reçoit des lettres de lecteurs outrés par la disparition du détective et des échos du désarroi de son public, ce dont il ne s’émeut certes pas : “ Tout cela, je le crains, ne me toucha guère, étant juste heureux de pouvoir explorer d’autres domaines de l’imaginaire [9] indique-t-il dans son autobiographie.

Ainsi, malgré l’indignation et la tristesse du public, qui se refuse à croire que cette disparition puisse être irrémédiable, Arthur Conan Doyle persiste ; il n’a aucune intention de ressusciter Sherlock Holmes : “J’ai été beaucoup critiqué pour avoir tué cet homme, cependant je maintiens que ce n’était pas un meurtre mais un homicide justifiable par la légitime défense, car si je ne l’avais pas tué, lui m’aurait certainement tué „ [10]. Il faut dire que l’écrivain a, à l’époque où il se débarrasse de son personnage, d’autres préoccupations. Son père, Charles Doyle, décède en octobre de cette année 1893 et la santé de son épouse Louise se détériore.

Sur les traces de Sherlock Holmes

Lorsqu’Arthur Conan Doyle choisit de faire disparaître le personnage de Sherlock Holmes en Suisse, il fait indirectement des chutes du Reichenbach un lieu de pèlerinage pour les admirateurs du détective en provenance du monde entier. Ainsi la mention, dans la nouvelle l’Aventure du Dernier Problème, de quelques lieux helvétiques traversés par Holmes et Watson a notamment formé la base de pèlerinages hauts en couleurs organisés par la Sherlock Holmes Society of London.

Le premier pèlerinage holmésien en Suisse de la Sherlock Holmes Society of London remonte à 1968. Intitulé In the Footsteps of Sherlock Holmes (“Sur les traces de Sherlock Holmes”) et organisé par Albert Kunz, ce périple de huit jours a fait débarquer en terre helvétique une cinquantaine de membres de la société holmésienne, venus de Londres et vêtus à la mode victorienne. Chacun des participants avait, pour l’occasion, endossé le rôle d’un personnage de l’univers de Sherlock Holmes pour un séjour devant les conduire à Genève, Lausanne, Lucens, Sion, Interlaken, Meiringen, Lucerne, Davos, Arosa et Zürich.

Accompagnés par des média suisses et étrangers, eux aussi costumés, les membres de cette expédition ont notamment été suivis par les caméras de British Pathé, qui a réalisé un reportage, en couleurs, de cet évènement. La couverture médiatique se fit au travers de la presse, la télévision et la radio. Cet étonnant voyage, organisé en partenariat avec l’Office suisse du tourisme, fut une publicité originale pour le pays.
Depuis, d’autres pèlerinages de la Sherlock Holmes Society of London ont régulièrement eu lieu sur le même modèle, toujours organisés par Albert Kunz.

Membres de la Sherlock Holmes Society of London lors de leur pèlerinage en Suisse

Walking in the Alps” (Sherlock Holmes Society of London)

Départ du pèlerinage en Suisse de la Sherlock Holmes Society of London au Swiss Centre

The departure from the Swiss Centre is a great attraction for the media” (Sherlock Holmes Society of London). Le départ du voyage se fit devant le Swiss Centre à Londres, un lieu dédié à la promotion de la Suisse et de ses produits, abritant entre autres l’office national suisse du tourisme (ONST), des boutiques, des restaurants et même une banque. Inauguré en 1968, il fut finalement démoli en 2008. 

Pèlerinage en Suisse de la Sherlock Holmes Society of London : Moriarty (Charles Scholefield) et Holmes (Paul Gore-Booth)

Moriarty (Charles Scholefield approaches, but Holmes (Paul Gore-Booth) is resolute” (Sherlock Holmes Society of London)

Adrian Conan Doyle accueillant les membres de la Sherlock Holmes Society of London au château de Lucens

Adrian Conan Doyle, Tony Howlett and Albert Kunz” (Sherlock Holmes Society of London). Le dimanche 28 avril, les membres de la Sherlock Holmes Society of London visitent le château de Lucens, accueillis par Adrian Conan Doyle, fils d’Arthur Conan Doyle et propriétaire des lieux.

Vol à l’hôtel des Bergues !

Le collier de la célèbre chanteuse d’opéra Irène Adler, cadeau inestimable du roi de Bohème, disparaît le soir même de l’arrivée à Genève des membres de la Sherlock Holmes Society of London ! Le vol se produit durant le repas du soir, pris à l’hôtel des Bergues.

Tout cela est bien sûr un incident savamment organisé pour l’occasion et le drame, retransmis en direct à la radio, fournit l’occasion aux convives et aux auditeurs d’exercer leurs talents d’enquêteurs pour résoudre cette affaire. Finalement, le coupable – s’avérant être le roi de Bohème lui-même ! – est démasqué par Sherlock Holmes et le précieux collier rendu à Irène Adler.

Cette vidéo (muette) de l’émission d’information régionale suisse Carrefour (1961-1973), montre, à partir de 8 min. 10, la disparition du collier d’Irène Adler (Dominique Joos). On peut ensuite voir le roi de Bohème (Michael Hardwick) fouiller plus ou moins consciencieusement le colonel Moran (Lord Donegall). Pour finir, Sherlock Holmes (Anthony Howlett), désigne le vrai coupable.

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